Les conséquences de l'article 10, lettre d, de la Loi fédérale sur le séjour et l'établissement des étrangers (LSEE) pour les personnes à la charge de l'aide sociale

Ref. 6918

Description générale

Période concernée

Les années 1990 et 2000

Région géographique

-

Informations géographiques additionnelles

Les cantons de Genève et Vaud

Résumé

Les services sociaux qui s'adressent aux personnes de nationalité étrangère sont souvent confrontés à une question à laquelle ils sont bien en peine de répondre, faute d'information suffisante: la demande d'aide sociale publique de la part de ces personnes risque-t-elle d'avoir des conséquences sur leur droit du séjour en Suisse? En effet, ils savent qu'un étranger peut être expulsé de Suisse ou d'un canton " si lui-même, ou une personne aux besoins de laquelle il est tenu de pourvoir, tombe d'une manière continue et dans une large mesure à la charge de l'assistance publique " (art. 10 lettre d, LSEE). Mais les services sociaux ne savent pas si cette disposition est appliquée, et, le cas échéant, dans quelles conditions. Si la question de l'application de l'article 10, lettre d, de la LSEE est très peu connue, c'est parce qu'elle est laissée à l'appréciation des services publics chargés de la distribution de l'aide et des polices cantonales. A part une réponse du Conseil fédéral à ce propos (qui date de 1996) et un arrêt du TF (ATF 119 lb 6), nous n'avons que très peu d'informations sur l'application de cette disposition. Or, elle peut avoir des conséquences très graves pour les personnes qui vont demander l'aide sociale, puisque la demande de cette aide peut conduire à leur expulsion du territoire. Les travailleurs sociaux et les associations qui conseillent les personnes de nationalité étrangère ont besoin de savoir précisément quelles sont les conséquences d'une demande d'aide sociale pour une personne de nationalité étrangère pour savoir comment les conseiller. Par ailleurs,. cette question risque de se poser à l'avenir puisque l'article mentionné est maintenu dans le projet de nouvelle Loi sur les étrangers (LSDE) actuellement en discussion. En effet l'article 62 concernant les expulsions, reprend textuellement, dans sa lettre c, les dispositions actuellement en vigueur. L'objectif de cette recherche et de clarifier la situation, dans deux cantons romands, Genève et Vaud. Les services sociaux partenaires de cette recherche, spécialisés dans le travail social auprès des étrangers, ressentent depuis longtemps le besoin d'en savoir plus à ce propos, mais n'ont pas les moyens de mener seuls l'enquête. Cette recherche va leur permettre d'améliorer l'efficience du travail social qu'ils développent et de discuter des problèmes liés à l'application de cette disposition avec les autorités.

Résultats

Conformément à la LSEE, la législation sur les étrangers relève principalement d'une logique économique où l'étranger est perçu principalement comme une main d'œuvre nécessaire pour certains secteurs de l'économie proposant des conditions de travail peu attractives pour la force de travail " nationale ". Les travailleurs et travailleuses étrangers sont donc recrutés pour exercer les métiers les moins biens rémunérés, souvent physiquement astreignants et avec des risques plus élevés pour la santé. Les conséquences sociales de cette situation sont multiples et s'expriment par le fait que les situations de précarité voire de pauvreté touchent plus souvent la population étrangère. Il n'est donc pas étonnant que celle-ci soit plus nombreuse à solliciter l'aide sociale. Dans le canton de Genève en 1999, le taux des étrangers assistés par l'Hospice général est de 3,4 % alors que celui des Suisses est de 1,8 % ; dans le canton de Vaud, ces proportions sont respectivement de 4,6 % et de 1,9 % en 2000. La Constitution suisse de 1998 a confirmé le principe du droit à l'aide sociale dans des situations de difficulté économique (article 12). La Conférence suisse d'institutions d'aide sociale établit ses normes sur la base du principe constitutionnel de la sauvegarde de la dignité humaine qui implique que " chaque personne est en droit, en tant qu'être humain, d'attendre de la collectivité la garantie d'un minimum d'existence. De plus, ce principe suppose que la personne aidée soit considérée comme un partenaire et non comme un objet de l'intervention étatique " (CSIAS, 11/98). Nous avons constaté cependant que la législation fédérale réserve toujours la possibilité d'une mise en cause du séjour des personnes de nationalité étrangère dans une situation d'indigence durable, conformément à l'art. 10, alinéa 1, lettre d LSEE. Cet article est aussi utilisé pour justifier la non-transformation de permis et pour limiter ou interdire le regroupement familial. L'expulsion en application de cet article n'a lieu que très rarement dans les cantons que nous avons étudiés. Ainsi, l'aide sociale, un droit constitutionnel, peut remettre en cause le droit au séjour en Suisse des étrangers ou d'autres droits fondamentaux, comme celui de vivre avec sa famille. Les conditions d'application de l'article 10, alinéa 1, lettre d LSEE par les polices des étrangers et les juridictions de recours de Genève et Vaud présentent une grande diversité. L'hétérogénéité est due à la diversité des régimes juridiques applicables et aux divergences d'interprétation des concepts juridiques indéterminés. Ces instances jouissent en effet d'une large liberté d'appréciation des situations qu'elles doivent évaluer, qui permet l'analyse et le traitement au cas par cas. Nous avons pu observer que ce " droit à l'appréciation " est répété dans les arrêts de la Commission de recours de la police des étrangers du canton de Genève et dans ceux du Tribunal administratif du canton de Vaud. Il en résulte que deux situations proches peuvent être traitées différemment en fonction de critères comme le statut de l'étranger en Suisse ou l'origine nationale des familles concernées, mais aussi de la conjoncture économique et des autorités chargées de statuer sur le cas. Si dans certaines situations cette liberté d'appréciation s'exerce au bénéfice des personnes concernées, dans d'autres situations l'absence de critères bien établis donne l'impression d'une décision arbitraire. L'article 10 alinéa 1, lettre d LSEE est censé s'appliquer aux personnes de nationalité étrangère qui " tombent d'une manière continue et dans une large mesure à la charge de l'assistance publique ". Il comporte trois notions qui doivent être précisées : l'" assistance publique ", sa durée et son montant. A cela il faut ajouter d'autres éléments qui sont utilisés couramment par les polices des étrangers et les instances de recours dans leur interprétation des cas : " recours fautif à l'assistance publique ", " violation de l'ordre public ", " risques futurs " de se trouver à l'assistance, " ressources suffisantes " actuelles et futures. La manière dont sont définies ces notions a des conséquences directes sur les possibilités de regroupement familial, de renouvellement et de transformation de l'autorisation de séjour pour les personnes de nationalité étrangère. De manière générale, la jurisprudence n'est pas très précise. Ainsi, les arrêts du Tribunal administratif vaudois consultés présentent une grande diversité. Le régime juridique abstrait applicable au cas particulier n'est pas toujours exposé avec un même souci d'exhaustivité. De plus, sur certains points, quelques-uns de ces arrêts sont en contradiction avec la majorité des autres en ce qui concerne ce régime juridique, ce qui n'a pas été sans incidence sur la solution à donner au recours. Dans certains cas, cela a conduit à l'admission du recours et, dans d'autres, à son rejet. Les divergences d'interprétation des concepts juridiques indéterminés contenus dans les normes à appliquer ou développés par la jurisprudence résultent la plupart du temps de la spécificité du cas d'espèce. En d'autres termes, les juges donnent au concept juridique indéterminé tel sens plutôt que tel autre en fonction des circonstances particulières du cas ou la nature de la décision incriminée sans qu'une systématique se dégage clairement. Certaines notions clés sont définies progressivement par le Tribunal fédéral, à partir des recours qui lui sont soumis. Ces notions ont été pourtant utilisées pendant longtemps de manière approximative pour évaluer la situation des personnes de nationalité étrangère. Une constante demeure : la nécessité pour la personne de nationalité étrangère de montrer qu'elle a une situation économique stable, ne nécessitant pas le recours à l'aide sociale. Même si les personnes de nationalité étrangère remplissent toutes les conditions requises, il est parfois difficile d'obtenir le permis souhaité, car une politique restrictive au cas par cas est appliquée. D'autres éléments d'appréciation viennent s'ajouter, comme la qualité des liens avec la Suisse, le travail du conjoint - en général l'épouse - un traitement médical, les infractions éventuellement commises, sans qu'il soit vraiment possible de s'y opposer. C'est dans cette zone grise de libre appréciation que se niche l'arbitraire de certaines décisions prises par la police ou rendues par la justice. En fait, la législation sur les étrangers, et en particulier l'article 10, alinéa 1, lettre d LSEE et les autres articles associés, limite les droits citoyens des personnes de nationalité étrangère. Même si ces articles ne sont pas appliqués systématiquement, leur seule existence rappelle aux étrangers que leur séjour dans la société suisse n'est jamais complètement acquis. Ces articles leur indiquent qu'ils ne sont tolérés que tant qu'ils sont économiquement indépendants : dès qu'ils deviennent un " facteur de coût ", leur présence sur sol helvétique peut être remise en question. Ainsi, même si les risques de précarité et de pauvreté sont plus élevés pour les étrangers, du fait même du statut et des conditions sociales qui leur sont faites, ils sont incités à gérer leurs problèmes économiques de manière privée, sans avoir recours à l'aide sociale à laquelle ils ont pourtant droit d'après la Constitution fédérale. Dans ce contexte, les travailleurs sociaux éprouvent beaucoup de difficultés à élaborer une stratégie qui permette aux personnes de nationalité étrangère de sortir de la vulnérabilité économique et juridique dans laquelle elles se trouvent. Ils sont forcés d'adopter des tactiques d'adaptation aux contraintes de chaque situation pour tenter de trouver une issue, faisant preuve souvent d'une grande créativité tant sur le plan social que sur le plan juridique. Que les tactiques soient préventives ou réactives, le défi est le plus souvent d'améliorer à la fois la situation économique des personnes et de les aider à se mettre au maximum en conformité avec les exigences supposées de la police.