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Tatoueurs et tatoueuses en Suisse romande. Etude sociologique d'une activité professionnelle à travers ses modalités d'exercice et d'organisation

Ref. 10162

Description générale

Période concernée

1980-2010

Région géographique

-

Informations géographiques additionnelles

Suisse romande

Résumé

Une centration systématique des recherches en sciences sociales sur les tatoués a, jusqu'à présent, limité l'exploration du versant professionnel de la pratique. La réglementation de l'activité des tatoueurs ayant pignon sur rue, les modes d'apprentissage du métier ou encore les systèmes de production des images encrées ont largement, si ce n'est totalement, échappé à l'enquête. Renversant un point de vue jusqu'alors presque invariablement adopté pour étudier le tatouage, je me suis tournée vers celles et ceux qui, outre le fait d'être des pratiquants généralement assidus du tatouage, en ont également fait une activité rémunératrice à plein temps. L'étude de cette activité renvoie ainsi à une sociologie des groupes professionnels. Elle ne se réduit toutefois pas, par analogie, à un métier d'artisanat, à une relation de service ou encore à un travail de création. Hybride, cette activité se revendiquant comme artistique s'inscrit aux frontières de ces différentes catégories professionnelles. Faiblement réglementée et non institutionnalisée, l'activité de tatouer fonctionne selon des modalités essentiellement informelles. En ce sens, l'étude de ses formes actuelles et de ses modalités constitue le centre d'intérêt de la recherche, car elles éclairent la manière dont s'élaborent les frontières professionnelles et créatives de cette activité. Seules les études interactionnistes américaines se sont intéressées à la relation du tatoué avec son tatoueur. Elles réitèrent toutefois le discours des tatoueurs s'autoqualifiant comme des "artistes tatoueurs", sans jamais questionner le statut créatif de cette activité. Or, celle-ci demeure largement dépendante de la demande de la clientèle, laquelle consent à une modification permanente de la surface de son corps. Les tensions générées par cet impératif de satisfaction de la clientèle croisé aux aspirations artistiques des tatoueurs font précisément l'intérêt de l'activité de tatouer, en cela proche des enjeux connus par les métiers d'arts appliqués. Ainsi, cette étude se développe autour de l'exploration des spécificités de cette relation de service, avant d'interroger ce qui fait la particularité de cette activité en termes créatifs (le fait de tatouer des dessins préalablement travaillés), pour, enfin, replacer les tatoueurs dans les réseaux d'interconnaissance de leur monde et comprendre comment leur position et leur statut s'y édifie et si ceux-ci doivent également à une reconnaissance extérieure.

Résultats

La première partie de la thèse interroge la manière dont les tatoueurs performent, dans l'interaction avec leur clientèle, des types de professionnalité. Un premier chapitre aborde le rôle joué par l'aménagement du studio (de sa localisation à sa décoration intérieure en passant par la vitrine) dans la promotion d'une image de sa professionnalité. Dans la même veine, l'accueil réservé par les tatoueurs à leur client permet d'explorer la manière dont les encreurs promeuvent leur expertise sanitaire, technique et graphique auprès d'une clientèle le plus souvent profane. Les tatoueurs ne produisent, dans leur relation à la clientèle, pas que des formes de professionnalité, mais aussi de nouvelles apparences en suivant un ensemble de règles professionnelles et culturelles. La manière dont ils orientent les modalités du projet de leur client (sa taille et son emplacement notamment) montre que les tatoueurs jouent un rôle de conventionnalisation des demandes de leur clientèle. L'âge, le sexe et le statut socio-professionnel font notamment office d'étalon de mesure dans ce travail de conformation, même si les tatoueurs refusent d'être des "entrepreneurs de la morale" (Becker, Outsiders, 1985). C'est toutefois à ces conditions qu'ils revendiquent une éthique professionnelle, ainsi tiraillée entre la satisfaction de demandes parfois socialement inappropriées et le devoir de les refuser. Cette dépendance commerciale privilégie la mise en garde et la négociation. Ces dernières permettent au tatoueur de se départir et, respectivement, d'assumer sa responsabilité de prestataire de service. Modifiant, dans la douleur, le corps d'un tiers au cours de séances d'encrage, les tatoueurs ont aussi à réguler le comportement de leurs clients afin de les inciter à la retenue et de pouvoir réaliser le tatouage dans les meilleures conditions physiques et psychiques. Les modalités de ces injonctions font l'objet d'une exploration approfondie dans le deuxième chapitre de la première partie de la thèse. Lorsque le client bouge, il est en effet impossible au tatoueur de réussir un encrage satisfaisant. Il doit donc intervenir pour gérer les émotions de son client, ce qui alourdit la charge émotionnelle et la pénibilité de son travail. Ces interventions empruntent diverses formes. Les tatoueurs mobilisent des stratégies de mise à distance de leurs dégoûts et de leurs préférences pour certains corps afin de pouvoir oeuvrer à leur surface. Ils utilisent également des arguments genrés pour inviter leurs clients à contenir leurs émotions. Chaque nouvelle situation d'encrage participe ainsi à l'intériorisation de savoir-être professionnels (pour les tatoueurs) et d'une nouvelle expérience sensible (pour les tatoués) remodelant leur rapport au corps et à l'autre sur la base d'un système de différenciation genré des corps. De manière plus globale, la prise en charge au sein du studio de tatouage doit à la manière dont les tatoueurs catégorisent la démarche et le comportement de leur client. Dans les cas où la demande permet au tatoueur d'endosser un rôle valorisant (de création versus de pur exécution), le client se rapproche de la figure du client idéal, par opposition au client détestable, lequel remet en question l'expertise du tatoueur, amène un projet inintéressant à réaliser ou faillit à se comporter adéquatement dans le studio. Ces situations peuvent être à la source d'une asymétrie dans la relation entre tatoueurs et tatoués. Ces rapports de pouvoir sont rétablis à travers diverses stratégies permettant aux tatoueurs de rééquilibrer la relation, voire de se débarrasser du client (le faire revenir plusieurs fois jusqu'à ce qu'il abandonne, arguer un agenda trop plein, augmenter les prix habituellement pratiqués). C'est bien dans la réalisation du dessin que réside la marge de manoeuvre créative des tatoueurs. Celle-ci fait objet de la deuxième partie de la thèse. Elle explore les tensions propres à la production d'une image encrée. Le premier chapitre de cette partie décrypte le rôle attribué à la maîtrise de la machine à tatouer et du dessin. La part le plus valorisée de cette activité consiste à savoir dessiner, même si cette capacité reste indissociable d'une excellence technique permettant de transposer tout type de dessin au tatouage. Les critères d'évaluation de la qualité d'un tatouage empruntent à ces deux éléments, avec un jugement sur la qualité technique du tatouage (s'il est "propre", avec des lignes précises, une profondeur d'encrage adéquate, etc.) et la qualité du rendu visuel du tatouage (s'il est "efficace", avec un motif lisible et dynamique dans sa composition). Mais il s'agit aussi, pour les tatoueurs, de maîtriser les codes graphiques propres à chaque style de tatouage, lesquels nécessitent des compétences plus ou moins valorisées. De fait, les tatoueurs marquent une nette préférence pour le réalisme figuratif car il requière de leur part un savoir-faire plus long et difficile à acquérir. Il introduit par exemple la perspective dans le tatouage, laquelle consiste à savoir tracer les contours du motif et à le remplir par des jeux d'ombrage de manière à donner une profondeur au tatouage. Ces critères fonctionnent comme des codes informels mais communs de production des tatouages. Pour réaliser une image encrée, les tatoueurs doivent toutefois concrétiser la demande de leur clientèle. Un deuxième chapitre dans cette partie analyse, à cet égard, les usages faits des images. Il montre que les tatoueurs partagent les mêmes sources d'inspiration (les "flash" ou dessins aux canevas prédéfinis s'achètent et s'échangent entre tatoueurs, leur bibliothèque personnelle offre les mêmes livres de référence, ils lisent, en outre, les mêmes magazines). Ils puisent ainsi dans un "imagier" commun pour orienter, définir ou négocier les demandes plus ou moins précises de leur clientèle. Cette circulation des modèles ou des référents graphiques génère une forme de standardisation à laquelle les tatoueurs répondent par un devoir de personnalisation des projets de leurs clients. C'est donc dans une forme de "répétition innovatrice" (Eco, in Réseaux, 1994) qu'une part de créativité s'exprime. Une analyse du contenu des photos de tatouages diffusées dans les magazines spécialisés montre les limites de la marge de manoeuvre des tatoueurs dans la définition du projet de leur client et, en négatif, dans quelles interstices leur créativité peut s'exprimer (dans l'arrangement du décor accompagnant le motif, le choix des couleurs, la manière de poser le tatouage, etc.). Cette analyse montre également que le renouvellement de l'iconographie du tatouage doit largement aux tatoués, même si les tatoueurs tentent d'infléchir les idées de leur clientèle à travers l'usage qu'ils font de leur "books" présentant les photos de leurs réalisations. S'il s'agit généralement de faire montre de sa polyvalence (capacité à maîtriser tous les styles), il s'agit également d'inciter la clientèle à choisir des motifs proches de ses préférences stylistiques par un tri des photos exposées. Enfin, la troisième partie de la thèse re-situe les tatoueurs dans les réseaux d'interconnaissance de leur monde pour comprendre comment leur position et leur statut s'y établit. Son premier chapitre permet de comprendre comment les tatoueurs en viennent à exercer cette activité à plein temps. Malgré la libéralisation de l'accès au matériel d'encrage, les aspirants à cette activité, pour parvenir à réussir leur entrée, doivent presque impérativement passer par des tatoueurs établis, seuls détenteurs des bonnes adresses de fournisseurs et des savoirs nécessaires à l'exercice de cette activité. Pour se faire accepter par ces tatoueurs, les aspirants à l'encrage font généralement preuve d'un engagement très conséquent: ils doivent accepter d'entrer dans un rapport de subordination impliquant la charge du "sale boulot" (Hughes, Le regard sociologique, 1996) au studio, sacrifier leur peau et souvent celle de leurs proches pour s'exercer à tatouer, et consentir à travailler gratuitement pour obtenir des informations et tatouer. C'est, par conséquent, bien souvent au profit d'une période de chômage que les tatoueurs interrogés ont pu fournir un tel investissement. Il est pourtant un facteur en particulier qui, au-delà de l'abnégation requise pour faire ses premiers pas de tatoueur, joue un rôle discriminant: le fait d'être une femme dans un monde régi par des règles interactionnelles "masculines". Les tatoueuses, encore très largement minoritaires dans ce métier (elles sont entre 10 et 15%), font ainsi preuve d'une forme de "suradaptation" (Buscatto, Femmes du jazz, 2007) en adoptant le même modèle de comportement que leurs homologues masculins. L'apprentissage, comme l'entrée dans cette activité, s'effectue sur des modalités totalement informelles, comme le montre également le second chapitre de la dernière partie de la thèse. La réglementation de l'activité des tatoueurs, mise en place en 2005 par les autorités suisses, n'a, pour l'heure, pas eu de véritable incidence sur l'activité des tatoueurs et reste encore sans implication sur leur formation. Aucune certification institutionnelle n'est requise pour exercer cette activité. L'apprentissage des savoir-faire passe ainsi par les modalités du faire, pour les autodidactes comme pour les apprentis des tatoueurs établis. Il s'échafaude sur la base d'une progression "par essais et par erreurs" (Delbos et Jorion, La transmission des savoirs, 1984). Rien ne certifie d'ailleurs l'acquisition des savoirs, cela laissant la délimitation de la frontière entre amateurs et professionnels dans le flou. Un flou que les tatoueurs les mieux établis et les plus reconnus n'ont pas avantage à éclaircir, contrairement à leurs homologues plus précaires, puisqu'ils perdraient le pouvoir qu'ils possèdent actuellement pour régir ce monde professionnel. Les tatoueurs demeurent, quoi qu'il en soit, réfractaires à toute forme d'institutionnalisation de leur activité, même pour ses aspects sanitaires. Ils revendiquent ce que j'ai appelé une "responsabilité en actes" consistant à mettre en oeuvre, dans leurs gestes quotidiens, toutes les précautions propres à assurer un environnement inoffensif pour leur clientèle. L'apprentissage du métier passe par une intériorisation lente et progressive des conventions et des savoir-faire propres à cette activité. Ce processus dépend très largement de la capacité des tatoueurs à s'insérer dans les réseaux d'interconnaissance propres au monde du tatouage. Ceux-ci peuvent se resserrer autour de la clientèle et de sa satisfaction, comme s'élargir aux pairs. Leur concours est nécessaire dans la construction d'un niveau élevé de réputation. La fréquentation des conventions, la visite de pairs, ou encore l'accès à une visibilité médiatique (dans la presse spécialisée la plupart du temps, sauf pour les "Grands tatoueurs") sont indispensables à l'acquisition d'une visibilité. De son amplitude dépend un type de notoriété: locale, régionale, internationale ou mondiale. Les très rares tatoueurs à être qualifiés de "Grands" sont non seulement mondialement reconnus, mais aussi systématiquement qualifiés de "personnages". Ils écument le monde du tatouage depuis de nombreuses années, sont au bénéfice d'une forte expérience et d'une visibilité conséquence sur la scène du tatouage comme hors de celle-ci (dans la presse généraliste, ce sont les "tatoueurs VIP" ou "légendaires"). Ils sont unanimement considérés comme des "artistes tatoueurs" par leurs pairs. Ce qui les différencie des "bons", qui se disent plutôt "artisans tatoueurs", c'est la possession d'un talent de dessinateur en plus d'une excellence technique. Ce talent, qui fait du bon tatoueur un artiste, semble renvoyer au mythe de l'artiste inspiré car il viendrait "de l'intérieur", tel un don innée. De fait, la figure du Grand tatoueur relève de trois critères primordiaux: l'excellence technique, le talent graphique, et un parcours et une personnalité atypique. Ceux-ci doivent largement à l'inexistence d'une formation certifiée, à des processus d'apprentissage largement informels, bref, à la primauté d'un régime de l'expérience. Celui-ci pourrait bien être remis en cause par l'arrivée de jeunes diplômés en graphisme, qui possèdent un background artistique supérieur à celui des tatoueurs établis. Il semblerait toutefois que la récente entrée de graphistes dans cette activité participe plutôt à élargir la clientèle, amenant au tatouage une population séduite par des styles de tatouages valorisant des visuels plus graphiques et moins réalistes. Cette population de tatoueurs et de tatoués, plus proche des milieux artistiques et plus friande de nouveaux contenus, semble conjointement oeuvrer au processus de réhabilitation culturelle du tatouage.