Nous avons précisément choisi une étude sur les liens entre vache(s) et identité nationale pour prendre en compte une part du vaste complexe de l'identité suisse, de son aspect usé, fatigué, stéréotypé et pourtant difficilement dépassable. Ainsi, on se trouve en présence de la réaffirmation d'images anciennes immédiatement dénoncées et difficilement dépassables, au moment même où la Suisse tente de proclamer des images identitaires nouvelles. Nous nous sommes donc installés dans une sorte de difficulté, voire de paradoxe, sur l'identité helvétique qui tient dans cette question: pourquoi, aujourd'hui, chaque fois que l'identité veut s'ouvrir sur des images nouvelles, elle retombe presque fatalement sur la réaffirmation des images les plus anciennes? Notre recherche essaie de répondre au paradoxe de l'identité suisse, à son usure d'une part, à sa profondeur anthropologique d'autre part. Mais, et ce point est d'importance, nous avons spécifié et précisé cette interrogation générale ainsi: nous avons affaire à une réalité identitaire multiple présente sous deux aspects, d'une part celui de la modernisation, de la transformation, du changement, de l'invention – qui sont autant d'expressions du "prométhéisme" et de la modernité –, et d'autre part l'aspect de conservation, de la mémoire, de la tradition, du retour, de l'ancienneté, de l'ancestralité constituant, face à l'invention, comme une sorte de rite et symbole du fondement. Notre recherche est née du désir de comprendre ce lien entre mutation/changement et fondement/symbole, en nous situant précisément là où les recherches actuelles s'interrogent, à savoir: y a-t-il fabrication et manipulation ou sommes-nous en présence d'une expression profonde d'une identité exprimant réellement l'âme du pays?; de façon plus complexe, sommes-nous en présence d'un axe où se combineraient étrangement et de façon subtile la manipulation/fabrication et l'expression d'un fondement anthropologique? Nous n'avons pas voulu étendre cette problématique générale à l'éventail complet de la réalité campagnarde et montagnarde, mais la focaliser sur le cas précis de la vache. II s'agit bien sûr non seulement de la vache en tant que corps animal mais de la vache appréhendée dans une totalité bien plus large faite du troupeau, des hommes, du savoir-faire, des techniques, des objets, des pratiques d'élevage, des rites, des fêtes, des légendes et d'un imaginaire qui entourent toute la civilisation pastorale. Mais, au coeur de cet ensemble, et pour spécifier notre problématique nous avons privilégié le corps de l'animal pour répondre à cette interrogation: pourquoi les transformations historiques ont-elles pu à la fois donner naissance à un corps animal bovin défini, déterminé, conditionné, inscrit dans un savoir technologique total, et en même temps créer une sorte de signifiant flottant du corps animal vache se prêtant à toutes les modulations de l'expression moderne, artistique, publicitaire, cinématographique?
Pour saisir ce lien à la vache, la Gruyère constituait d'emblée un terrain particulièrement privilégié pour trois bonnes raisons: d'une part la Gruyère contient toute une série d'images traditionnelles de la vache où s'est constituée une sorte de double symbole à la fois gruérien et de la pastorale, au sens large; d'autre part, la Gruyère est, aujourd'hui encore la région d'une agriculture extrêmement vivante, l'une des plus vivantes de Suisse; troisième raison enfin, le caractère de cette agriculture offre de façon tout à fait étonnante le double aspect d'une agriculture ultra-moderne, dans une région elle-même en train de passer vers une ultramodernité technologique et économique, et en même temps. une sorte de continuation, voire de réactivation des formes anciennes de la civilisation pastorale.